La maison Chanel est réputée dans le monde entier pour sa mode, son style, son savoir faire. Aux Etats Unis, c'est même une institution, à tel point qu'au fil du temps, la clientèle se fidélise et revient vers cet univers de qualité, de confort, de bon goût à la française, de raffinement, souvent épris de classicisme. Le fameux tailleur s'étant taillé une place de choix, s'il est un quartier où l'on est certain d'en trouver un dans tout dressing digne de ce nom, c'est bien Upper East Side, quartiers des grands de ce monde du coté Est de Central Park.
Il ne fait pas de doute que Chanel, en bonne maison de réputation mondiale, y jouit d'une aura que beaucoup de marques lui envient. Une aura, à laquelle un certain type de clientèle ne souhaite pas échapper, mais sans avoir à se mêler à la foule de Macy's ou de 7th Avenue : très bourgeoise, un brin conservatrice, très bien éduquée, bénéficiant d'appartements somptueux, de voitures de luxe, et surtout de revenus confortables, elle ne regarde pas vraiment à la dépense, mais on l'imagine assez loin de s'aventurer sur les territoires sombres et pompeux de By Kilian ou sur celui, plus créatif et plus "bobo" de l'Artisan Parfumeur. Une clientèle qui en outre, ne souhaite pas porter le même parfum, fut-il un Chanel, que la working girl qui se fournit chez Sephora.
Il me semble que cette clientèle, ce constat, ne pouvait échapper à Jacques Polge quand il s'en inspira pour créer Beige. Le beige résonne comme une couleur que l'on retrouve sur les tentures des vastes penthouses, sur le cuir des grosses Cadillac, sur les escarpins de madame, sur le tout dernier sac en croco qu'elle s'est faite offrir. Le beige fait ainsi partie de l'univers d'Upper East Side, naturellement. Pour ne pas bousculer ces dames mondaines ou ces jeunes filles blondes aux bonnes manières, pour accompagner le total look "tailleur et collier de perle" cher à Mademoiselle, c'est en floral classique que naîtra le parfum qui porte ce nom.
Faisant écho aux grands floraux de la marque comme le N°5, Allure ou Chance, bien sûr, on y retrouve les plus belles fleurs de la parfumerie comme la rose, le jasmin, la fleur d'oranger, l'ylang ylang, d'autres plus chantantes comme le muguet, le lilas, le tout porté par un accord légèrement miellé oscillant entre le tilleul, le mimosa et la tubéreuse, pour faire un peu "New York", et qui rappelle un peu Chance. Les premières notes sont fraîches mais de manière très fugace, les aldéhydes, chers à la marque, signent le sillage de leur "lumière" et accentuent le coté poudrée, irissé, "cotonneux" dans le style signé qu'affectionne Jacques Polge ces derniers temps. L'évolution sur peau se fait discrète, le style est contenu, Beige se voulant posé, de bon ton, très poli, comme s'il ne fallait pas faire de vagues.
Un hommage à la grande dame ? Je ne pense pas, mais en bon élève, digne représentant du style bourgeois conservateur d'Upper East Side et plus largement d'un certain type de clientèle d'Amérique ou d'ailleurs, comme s'il avait été volontairement bridé, non "libéré", il s'en émane pourtant une certaine tristesse, quelque chose de figé, de froid, peut être comme le carcan du protocole dans lequel vit sa clientèle ? Une clientèle dont Chanel ne pouvait, de toute évidence pas se passer.
Illustrations : Cindy Sherman, Chanel.