mercredi 10 juin 2015

Interview de Thomas Fontaine.


Comme je vous l'avais promis, voici une interview de Thomas Fontaine, qui a bien voulu accepter de répondre à quelques questions sur ses parfums, son approche et Jean Patou. Je remercie Thomas de s'être livré très simplement à cet exercice, et Sylvie, d'avoir fait en sorte que l'interview puisse se faire. Bonne lecture à tous !


Bonjour Thomas,

Vous avez depuis quelques années repris la création chez Jean Patou. Qu'est ce qui vous a motivé ?
La marque, son histoire, son héritage. J'ai en plus un lien affectif avec la maison, car je suis issu de la promotion Jean Patou 1989 de l'ISIPCA. J'ai toujours été fasciné par le style Art Déco, ses lignes épurées, simplifiées jusqu'à la pureté. Ce style est ancré dans les gênes Jean Patou, à l'inverse de l'Art Nouveau, surchargé et orné, il a osé casser les codes de l'époque et s'inscrire dans son temps. Olfactivement la marque est riche classique et élégante.

Quelles sont les difficultés auxquelles se confronte un parfumeur face à un tel patrimoine ?
Le poids de l'histoire, qu'il faut respecter, savoir lire, la force du patrimoine, riche, et que nous essayons, avec Bruno G.Cottard, Vice président Jean Patou Paris,   de faire vivre, en acquérant par exemple des objets et des meubles créés ou utilisés par Jean Patou de son vivant, qui sont riches d'histoire et très signés. Le corps de la femme aussi se trouvait bouleversé. Jean Patou a osé en révéler les courbes et les galbes par ses coupes, ses lignes, et par une certaine décontraction, en initiant le style casual sport.

Il faut savoir interpréter les codes de la marque et les porter dans le monde d'aujourd'hui, sans les dénaturer ni les trahir. La signature olfactive de Jean Patou est ponctuée d'une élégance parisienne,  féminine, sensuelle et ronde, à l'image de ses vêtements et dictée par certaines matières quasiment obligatoires.

Comme Jean Patou, vous créez surtout pour les femmes. Dans Joy Forever et One Love, votre toute nouvelle création pour Jean Louis Scherrer, je décèle une certaine féminité et beaucoup d'élégance. Etes-vous d'accord et quelles seraient les femmes qui vous inspirent ?
J'aime que ma parfumerie soit élégante, portable. J'aime aussi la sensualité, la féminité, qui doit ressortir et être exacerbée par mes parfums. Pour cela, j'ai quelques matières premières reconnues très sensuelles que j'utilise volontiers.
Les femmes qui m'inspirent sont les femmes qui m'entourent, que j'aime, dont ma mère qui portait très bien certains parfums, puis une certaine idée de "la femme" que j'idéalise. Je m'inspire également des parfums portés par des femmes que j'ai connues, qui sont inscrits dans ma mémoire et contribuent à ce que je souhaite créer.

La liberté également est une des valeurs de Jean Patou. Que pensez-vous de la parfumerie actuelle ? Est-elle libre ou trop bridée ?
Oui, Jean Patou était un homme créatif, libre, la parfumerie d'aujourd'hui est sans doute plus contrainte et limitée par le principe de précaution, qui nous tue petit à petit, par les coûts, mais les matières évoluent et il y a quand même de belles choses, il ne faut pas le nier, je reste très positif la dessus.

Y a t il des matières,  qui vous transportent, que vous aimez plus que tout ?
L'iso E super, le santal, le patchouli, le safran, et les épices en général. Je trouve la palette des épices incroyable : il y en a des chaudes, des froides, mais elles apportent des nuances, des touches, de la sensualité voir même de la bestialité dans un parfum, elles sont multiples et magiques. Le labdanum est une note incroyable qui donne un coté chaud assez proche de  "la salive sur la peau" que j'adore, c'est très sensuel. Puis la palette des muscs bien sûr, comment s'en passer ? 

 
Etes-vous attaché au progrès sur la matières premières et qu'auriez vous envie de dire, aujourd'hui sur ces progrès et l'utilisation qui en est faite ?
Oui, bien entendu, les jungle essences, l'extraction au CO2 et la remise au goût de jour des certaines techniques anciennes, comme les alcoolats de rose par exemple, qui apportent un vrai plus dans la création actuelle. En revanche le programme Reach freine la R&D ce qui est donc, indéniablement, un frein à la création.

Parlez nous un peu de la collection Héritage : y en a t il un que vous préférez ?
J'aime beaucoup Patou pour Homme, très signé, Chaldée, parce qu'il est vraiment particulier, et Vacances pour son coté mimosa-lilas et sa douceur, mais j'aime aussi les autres alors non, je n'ai pas vraiment de préféré à proprement parler.

En tant que parfumeur indépendant, vous travaillez également pour d'autres marques. Quel est le plus important pour vous quand vous travaillez pour une marque ?
L'histoire de la marque avant tout. Mais aussi un patrimoine culturel. C’est toujours une histoire de rencontre, un projet original. J'aime me faire plaisir en faisant plaisir à une marque. 

Quels sont les parfums que vous admirez ?
J'adore Pour Monsieur de Chanel, c'est avec lui que je suis "entré" dans le parfum, mais il y en a beaucoup d'autres. Je citerais par exemple Zino de Davidoff, un masculin racé et élégant, Burberry For Women, un floral fruité avant-gardiste et pas cliché comme ceux qui sortent actuellement, Rush, Diva, Giorgio, et bien sûr Nahéma, qui est la plus belle et féminine des roses, et Derby, qui n'a malheureusement pas eu le destin qu'il méritait. Bel Ami est une très belle création également. Et bien sur Joy pour son accord unique.


Comment voyez-vous la parfumerie demain ?
La parfumerie est à l'aube d'un grand changement il me semble. Il y a quelques années encore, on attendait  la nouveauté d’une grand marque…Mais il y en tellement aujourd’hui ! Je pense que l'on va revenir à une parfumerie plus personnalisée, et en ce sens, nous sommes de plus en plus d'indépendants, qui créons librement, sans formatage, et je pense que nous apportons de vraies propositions nouvelles, en étant garant d'un savoir-faire, d'un héritage. L'avenir sera peut être une reconnaissance du travail de fond que font Hermès, Patou par exemple, pour citer de grands noms mais aussi de ce que font quelques marques de niche. Peut-être verra-t-on une réappropriation du parfum comme quelque chose de très personnel et comme une création esthétique ?

Avez vous un rêve parfumistique ultime ? Un parfum idéal ?
Pas trop non. J'aime bien l'idée de Grenouille du livre de Patrick Süskind Le Parfum, et le fantasme de faire chavirer tout le monde avec un parfum, mais c'est très caricatural. Peut être que j'aspire à une certaine pureté esthétique, mais faut il que je l'atteigne ?

Illustrations : Jean Patou