Je travaille chez Guerlain depuis 25 ans. J’ai commencé en tant que formatrice soin et maquillage et très vite, c’est l’univers des parfums qui m’a attiré. Il y a environ 17 années, j'ai suivi des cours "sur mesure", donnés par des professeurs de l’ISIPCA et quelques formations spécialisées chez les plus grandes sociétés de matières premières, j'ai remarqué un besoin en formation au sein des équipes marketing et de vente. J'ai donc passé quelques années à monter un cursus interne de formations autour du parfum, dont l’objectif était et est toujours de professionnaliser nos équipes et de leur faire comprendre Guerlain et l’art du parfum. Ces responsabilités m'ont permis d’entrer en contact avec les laboratoires Guerlain, avec qui j'ai commencé à travailler en direct sur la création, même si ce n’était pas encore mon métier. Au début des années 90, j'ai travaillé en tan
t qu'évaluatrice avec Jean Paul, lorsqu'il crée les parfums
Héritage et
Petit Guerlain, puis nous intégrons le groupe LVMH en 1994.
Pour se démarquer de ses habitudes et être actif sur un créneau olfactif où la marque n’est pas encore bien représentée, Guerlain souhaitait lancer un parfum floral. Nous avons donc travaillé sur le parfum de
Champs Elysées, autour d’une note peu explorée en parfumerie à l’époque : le mimosa. C’est donc sur
Champs Elysées que j'ai fait mes premiers pas en tant qu’intermédiaire entre la création et le marketing, en participant activement à sa construction.
Deux lancements suivirent :
Mahora et Coriolan, tous deux créés par Monsieur Jean Paul Guerlain, repris aujourd'hui à la Maison Guerlain sous le nom de
Mayotte et de l'Ame d'un Héros.En 2002 un nouveau Pdg est nommé et s'attelle au lancement d'un nouveau pa
rfum, qui doit permettre à Guerlain de prendre envol. Jean Paul Guerlain choisit de devenir consultant et continue à créer certains parfums. La direction de Guerlain, me confie la direction artistique de ce futur parfum. Je dois donc mobiliser toutes les équipes sur ce nouveau challenge car je sais que je n’ai pas droit à l’erreur. Je dirige l’ensemble de la création de
l’Instant, une expérience menée conjointement, avec Maurice Roucel et toutes nos équipes en interne. Une prise de risque sur des notes ambrées et solaires, un sillage très Guerlain, une signature... C’est pour tout cet ensemble que je suis particulièrement fière de
l’Instant et de son succès, qui se maintient.
Je travaille ensuite sur
Insolence, toujours en collaboration avec Maurice Roucel, puis sur le développement de la gamme
l’Art et la Matière avec Francis Kurkdjian, Olivier Polge, Daniéla Andrier et d’autres parfumeurs de talents. Je m'occupe également du parfumage cosmétique et développe le service du parfum sur mesure. Tout cela apporte un nouveau souffle à Guerlain. La Maison Guerlain, c'est notre fierté, ce nouveau projet plait et connaît un très grand succès. Il est indéniable que Guerlain attire.
Aujourd’hui, du fait de son histoire, le choix d’un parfumeur maison s’impose. Thierry Wasser apporte son savoir faire, son style, qui s’affirmera dans les futures créations. Bien sûr, je continue à travailler avec lui, son nouveau regard et sa vision sont passionnants ! C'est un nouveau défi,
comme je les aime.
En quoi consiste votre métier, quelles ont été les expériences les plus grisantes et quelles ont été les plus difficiles ?La création d’un parfum nécessite un travail d’équipe, on ne décide pas seul des choix effectués car un parfum est un "tout "et il est indispensable que tout soit cohérent, c’est un gage de réussite. Mon métier en tant que directrice du développement parfums est de faire en sorte de maintenir et de veiller à cette cohérence et que le tout corresponde à l’idée que l’on se fait d’un Guerlain. Echanger avec les parfumeurs, jeunes talents ou seniors, trouver des nouvelles notes qui « fassent Guerlain », explorer les territoires de la fraîcheur et de la gourmandise en imposant tout de même une exigence « maison », préserver le patrimoine tout en innovant c’est ce qui me booste, voilà mon métier. Je l’aime vraiment et je l’exerce avec passion, et avec ma personnalité.
L’expérience la plus grisante fut le travail sur
l’Instant. Il y avait un réel challenge et une ébullition. Quand ce parfum a été lancé, j’ai été envahie d’une sensation étrange, entre l’humilité, la fierté, le trac, l’impatience et l’émerveillement. J’aime beaucoup ce parfum c’est un très beau souvenir et une belle aventure professionnelle, peut être aussi la concrétisation de ma passion pour cette maison.
J’ai également aimé travailler l’accord " cuir blanc ". J’étais convaincue de sa cohérence chez Guerlain. Avec Olivier Polge, nous voulions un produit noble. Le résultat, c’est
Cuir Béluga, un cuir souple et chic , avec une pointe d’immortelle. Je l’avoue, c’est un de mes projets coups de coeur.
Aujourd’hui, le grand bruit suscité par mon blog (
www.espritdeparfum.com) fut un moment un peu stressant à vivre. Au départ, j'ai du répondre à une attaque frontale et directe à laquelle je ne m'attendais pas. Par ailleurs , je reçois des encouragements et heureusement, un dialogue s’est instauré, c’est un nouveau défi pour moi, qui nécessite apprentissage et maîtrise, mais cela me plait.
Vous travaillez avec de grands parfumeurs mais dénichez aussi quelques jeunes talents peu connus ? Comment les dénichez-vous ? Qu'apportent-ils ? Cela va-t-il continuer ?Oui, mon passage à la direction artistique de Guerlain s’est traduit par une collaboration avec de jeunes parfumeurs très prometteurs : Aurelien Guichard sur
Anisia Bella, Marie Salamagne, sur
Mandarine Basilic, et Delphine Jelk, sur
La petite Robe noire. Beaucoup d’échanges également
avec Randa Hammami, avec qui nous avons créé l
’Instant Magic,
Cruel Gardenia et Insolence eau glacée.J'ai aimé travailler avec eux pour leur fraîcheur, leur spontanéité et leur humilité. Ils osent, explorent de nouveaux territoires, nous étonnent, nous surprennent, et j’ai souhaité leur donner une chance. Signer un Guerlain, c’est une consécration et à chaque fois, ce fut de belles rencontres, avec à la clef beaucoup de complicité. Je suis fière d’eux car ils ont percé depuis.
Aujourd’hui, cette période s’arrête puisque Thierry Wasser est le parfumeur maison, un autre échange, une autre façon de travailler, mais c'est un choix logique pour une transition qui s’opère. Son style s’est déjà révélé avec
Guerlain homme, et vous en saurez plus dès cet automne, avec un nouveau féminin...
On entend parler d'un pas vers la couture, de reformulations, qu'aimeriez vous dire aux passionnés qui pensent que Guerlain est sur un terrain dangereux ?Dieu merci Guerlain va bien, et je déments formellement cette vision qui consiste à imaginer Guerlain comme couturier. Guerlain est et restera une maison qui fait du parfum, et à ceux qui trouvent que
La petite Robe noire incite à des sous-entendus, je répondrais qu’il n’y a jamais eu d'habits rouges vendus dans les boutiques Guerlain ni de chapeaux, ni de mouchoirs après
Mouchoir de Monsieur et Voilette de Madame.La question des reformulations est plus délicate. Les normes
européennes et internationales et la pression de certains lobbies changent très rapidement la donne. Il faut s’y soumettre, ne pas nier et essayer de trouver des solutions. C’est un travail très difficile. Le progrès technique sur les matières premières est un travail constant. La recherche nous aide à préserver au mieux notre patrimoine tout en nous conformant à ces nouvelles exigences.
"Diorisation" de Guerlain, flankers, dérivés, multiplication des noms et des gammes, on a le sentiment d'une certaine confusion dans les choix et les orientations prises. Ne pensez vous pas qu'un recentrage et une clarification des gammes seraient opportuns ? Si non, pourquoi ?Le foisonnement, une certaine ébullition, un "désordre" organisé font partie intégrante de
l’histoire de Guerlain. L’uniformité n’est pas notre credo. J’assume le fait qu’il y ait beaucoup de flacons, de packagings, de couleurs, de noms, et qu’effectivement on peut s’y perdre. Mais au final, c’est pour mieux s’y retrouver. J’aime à dire que Guerlain est un peu comme la forêt de Brocéliande, où à chaque coin se trouve peut être un enchantement, une surprise, les corners et boutiques sont pensés dans cet esprit. Peut être même que nôtres distribution s’inscrit dans cette logique.
Certains recentrages ont été effectués, sur les
Aqua Allégoria par exemple dont le propos s’inscrit maintenant clairement sur la fraîcheur et ce n’était pas le cas avant.
Nous avons eu 760 formules de parfums depuis 1828. Certains ont disparus, oui c’est vrai, mais depuis plus de 180 ans, nous avons toujours multiplié et mélangé les flaconnages, remis ou retiré certains parfum
s dont certains étaient beaux, d’autres vraiment plus difficiles à porter , au gré des modes et des envies, ce n’est pas propre à notre époque. Nous avons toujours exploité des territoires olfactifs nouveaux. C’est notre histoire, et cela fait partie de nôtres ADN, quand un parfum disparaît, c'est qu’un autre vous attend.
Sur les choix olfactifs : qui peut juger s’ils sont beaux ou moins beaux? Qui a le monopole du bon ou du mauvais goût ? Ce qui est sûr, c’est que cet esprit de cohérence, cette exigence de singularité même au sein de familles olfactives plus « accessibles », cette passion sont toujours présents, comme une condition de l’aboutissement de ces parfums.
Chacun peut s'y retrouver, y trouver son bonheur, au gré de ses humeurs, de ses coups de coeur, de son budget aussi ! C’est tout cela Guerlain, depuis toujours et je me réjouis que cela continue encore aujourd’hui. Qui peut se targuer d'avoir 170 références à son catalogue ? Parler de Diorisation de Guerlain ? N’est ce pas plutôt l’inverse ? Dior rêverait sans doute d’un choix de parfums comme le nôtre, non ?
Votre Blog, espritdeparfum, souhaitez vous nous en dire un mot ?J’ava
is d’abord pensé écrire un livre pour parler de mes expériences, de mon vécu chez Guerlain. Je fus très vite rattrapée par l’actualité. Et en en parlant autour de moi, l’idée d’un blog a fait son chemin et s'est imposée. Une expérience inattendue et difficile au tout début, beaucoup de passions au départ, mais les discussions se sont calmées, un dialogue s’est instauré. Je le fais pour moi, pour parler de mon travail, de la marque bien sûr, mais aussi d’autres choses, de coup de cœurs, de lieux que j'aime etc … Je me réjouis de voir qu’il y a des gens qui aiment notre travail et nous rendent hommage à travers leurs commentaires. C’est rassurant finalement de savoir pourquoi ils aiment nos parfums, pourquoi aussi parfois ils les aiment moins. Je prends également en compte les remarques, souvent pertinentes et qui me font réfléchir. Je suis très contente de pouvoir expliquer pourquoi j’aime Guerlain et ce que je vis au quotidien dans cette grande maison.