Dans tes bras est sans doute le parfum qui m’a le plus ému ces derniers temps. C’est pourquoi l’idée m’est venue de demander aux deux acteurs de sa composition d’en dire quelques mots. Frédéric Malle et Maurice Roucel ont accepté de jouer le jeu. Ils vous en parlent aujourd’hui et je les en remercie grandement.
Comment vous êtes vous rencontrés ? Qu’est ce qui vous a plu dans le fait de travailler ensembles sur ce parfum très intimiste ?
FRÉDÉRIC MALLE : alors consultant à l’époque, je parlais secrètement de mon idée des éditions de parfums et ne souhaitais surtout pas trop ébruiter le projet quand j’en discute à mi-mots avec Pierre Bourdon. C’est dans ce contexte qu’il me suggère d’appeler Maurice Roucel. Celui-ci me propose alors un travail amorcé pour une autre marque, mais refusé. Pourtant, séduit, j’ai comme envie de creuser l’idée de cette proposition. Nous retravaillons très légèrement cette étude qui donnera naissance à Musc Ravageur. Débute alors une collaboration très complice.
MAURICE ROUCEL : après un premier travail sur Musc Ravageur où Frédéric a seulement souhaité ajouter un peu de bergamote à ma première proposition, le projet de Dans tes Bras m’a plu. Comme Frédéric connaît bien le métier du parfum, qu’il est très professionnel et sait là où il veut aller, et comme l’enjeu est vraiment créatif, sans empreinte marketing, je trouve génial de collaborer avec lui, c’est un vrai plaisir.
Comment se passe votre collaboration, comment travaillez- vous ensemble ?
FRÉDÉRIC MALLE : nous posons d’abord les grandes lignes du sujet, je retiens une proposition puis nous travaillons longuement sur l’ajustement, de manière à approcher le plus possible ce que je souhaitais au départ.
Dans tes bras est le parfum qui m’a le plus ému ces derniers temps. Quelle était l’idée de ce parfum, une femme, un homme, un moment ?
FRÉDÉRIC MALLE : l’idée était de recréer le moment où je me retrouve seul avec ma femme dans une sensualité tendre.
MAURICE ROUCEL : avant qu’il n’ait un nom, l’idée était de créer un musc charnel, sensuel, confortable, luxueux, intimiste.
C'est donc un parfum très intimiste, presqu’impudique ?
FRÉDÉRIC MALLE : oui, en effet.
MAURICE ROUCEL : rien à ajouter, c’est évident.
Travailler ensembles, c’est source d’humour, de complicité mais j’imagine aussi que vous parlez beaucoup des femmes, de sensualité, voire même de sexualité ?
FRÉDÉRIC MALLE : oui, bien entendu. Quand j’ai senti la première proposition de Maurice pour Musc Ravageur, j’avais l’impression d’être devant « une fille nue ». Nous avons donc atténué cet effet, mais si peu, pour le rendre plus « portable ». En outre, il faut bien avouer qu’il n’y a pas un grand parfum à succès sans notes à forte connotation sexuelle. Que serait Eau Sauvage sans cumin et sans cuir ? Que serait l’Air du temps sans notes musquées ? Et ne parlons pas de Shalimar ! Bien sûr que cela fait partie de notre langage et des sujets que nous abordons.
MAURICE ROUCEL : je partage entièrement cet avis, pour faire un bon parfum, un vrai, il faut aussi maîtriser les notes un peu « sales » aux tonalités sexuelles, animales. Et comme les matières premières animales sont interdites, le défit aujourd’hui est de trouver les fleurs, plantes ou autres qui présentent ces inflexions. C’est difficile, surtout dans un marché qui veut de plus en plus sentir le propre. Un parfum très musqué comme Dans tes Bras ou même un Femme de Rochas, où le cumin joue un grand rôle, sont un peu des OVNIS aujourd’hui. C’est pourquoi de tels projets sont des occasions de se lâcher un peu et de donner libre cour à un peu de vraie sensualité.
Qu’est ce qui a permis d’approcher d’aussi près l’odeur de peau chaude, de femme, de drap ? Avez-vous découvert une matière miracle ou c’est un jeu de composition ?
FRÉDÉRIC MALLE : nous avons travaillé à 4 mains avec Maurice et sa connaissance des matières nous ont permis d’approcher cet effet. Il en parlera mieux que moi mais je sais que les ionones, les salicylates, et quelques notes florales (violette, angélique) approchent cet effet.
MAURICE ROUCEL : c’est un jeu de composition qui me rappelait un peu ce que voulait faire Helmut Lang pour son premier parfum : l’odeur des draps après une nuit passée avec son ami. J’ai aimé ce travail autour de matières comme la muscenone par exemple, un musc doux et sensuel. Pour recréer l’odeur de la peau, c’est magnifique. Je me suis inspiré de ce premier travail sur une odeur de peau pour Dans tes bras.
Maurice, en effet, je trouve vos parfums en général très «parfums de peau ». Vous appuyez vous sur des études sur les odeurs de peau et si oui, ceci vous est il précieux dans votre travail ?
MAURICE ROUCEL : ces études existent mais elles ne me servent pas. Je préfère travailler de manière plus empirique avec mes clients et trouver la bonne matière pour le bon effet que de jouer à mettre de la phéromone sensée attirer le sexe opposé par exemple. Pour moi, tout est dans le dialogue, la psychologie et le ressenti qui s’installe entre le client et moi. Par exemple, j’apporte les matières qui m’évoquent ce qui est « peau » ou « sexe », le client valide ou non, afin de rester sur la même longueur d’onde. Dans tes bras en est donc un bon exemple.
Y a-t-il du Papyrus, du Narcisse pour créer cet effet dans Dans tes bras ?
MAURICE ROUCEL : non, ni l’un ni l’autre. Mais on pourrait le penser en effet car le narcisse est une des notes les plus sexuelle que je connaisse, c’est assez exceptionnel pour remplacer certains muscs animaux interdits entre autre.
Et le mystérieux cashmeran. Comment décririez vous l’un des principal composant de ce parfum ?
FRÉDÉRIC MALLE : c’est une matière formidable, que nous pouvions nous offrir car elle est assez chère, et un coup de cœur, de Maurice et de moi-même. Très complexe, je laisserai Maurice la décrire mieux que moi.
MAURICE ROUCEL : le Cashmeran est une note boisée complexe, qui présente plein de facettes, sylex, épices, cuir, cire, patchouli. Il agit sur un parfum de la tête au fond, c’est intéressant et fascinant.
Quelles ont été les étapes difficiles à franchir, les difficultés techniques sur ce parfum ?
FRÉDÉRIC MALLE : sur ce projet, j’étais très exigeant et je suis resté intransigeant sur l'idée. J'ai tenu, comme toujours, à maintenir cela coûte que coûte, même si je dois retarder la commercialisation d’un parfum. La phase d’ajustement de Dans tes Bras a été particulièrement longue. En outre, c'est aussi pour cela que mes parfums peuvent mettre des mois à sortir.
MAURICE ROUCEL : comme je le disais plus haut, le projet, sans nom au départ, était de créer un parfum très musqué, très sensuel, confortable, avec une ouverture boisée et en utilisant le cashmeran. Pour la tête du parfum, j’ai choisi de partir sur une note de violette verte et puissante qui agirait comme une ouverture et représenterait les deux bras qui s’ouvrent. Du jasmin sambac, proche de la fleur d’oranger apporte la douceur et la sensualité. Ensuite, l’idée était de jouer sur ces matières pour donner l’envie de se lover dans le parfum. Ce fut un challenge de trouver le bon équilibre entre les muscs, les ionones et les salicylates.
Cette phase d’ajustement est donc plus longue que celle qui consiste à définir le projet ?
FRÉDÉRIC MALLE : c’est très variable. En tout cas, c’est souvent plus difficile avec un parfum floral, où l’on peut tomber facilement dans le caricatural, le shampoing ou le propre, ce que je veux éviter. En outre, quand l’idée est aussi forte que celle de Dans tes bras, il est difficile d’atteindre le but rapidement, c’est pourquoi parfois, oui, cette phase peut être très longue.
Avez-vous le sentiment d’être aller plus loin que ce que vous faites habituellement, de vous sentir débridé ?
FRÉDÉRIC MALLE : non, j’ai pour habitude d’être toujours très exigent et cela prend le temps que cela prend, j’ai le sentiment d’aller jusqu’au bout dans chacun des projets.
MAURICE ROUCEL : bien sûr, il faut être différent, se démarquer, surprendre et c’est libératoire. C’est un bol d’air, une renaissance, un parfum est un bébé. Un parfum comme celui-ci, si on le fait à deux, c’est un superbe cadeau. C’est un peu comme quand je travaillais sur des projets pour Guerlain avec Sylvaine Delacourte. Une complicité s’installe, un échange, une exigence et pas de tabou entre nous. Ceci permet d’aller plus loin.
Dans tes Bras est donc le reflet très fidèle de votre idée de départ, c’est un luxe par rapport à ce qui se passe en général aujourd'hui ?
FRÉDÉRIC MALLE : exactement, mais nous le devons à ceux qui partagent nos parfums. C’est ce qui me plait et qui plait aussi, du moins je crois.
MAURICE ROUCEL : j’aimais l’idée et oui, je suis assez fier du résultat.
De futurs projets ensembles ?
FRÉDÉRIC MALLE : ah ah, je suis superstitieux, en dire peu c’est déjà beaucoup, alors ce sera bouche cousue !
MAURICE ROUCEL : ce serait avec plaisir mais ce n’est pas moi qui décide.
Que pensez- vous des blogs parfum ?
MAURICE ROUCEL : je trouve que cela permet de démystifier le parfum, on parle des parfumeurs, des matières, du langage des parfums, de nos métiers. Le parfum sort de sa bulle et je suis surpris parfois, par les connaissances « parfum » qui s’y diffusent. Certains blogs me semblent passionnés et passionnants, un peu comme s’ils étaient oenophiles et œnologues à la fois.
FRÉDÉRIC MALLE : parfaitement d’accord avec Maurice.
Dans tes bras par Maurice Roucel, un parfum à redécouvrir chez Frédéric Malle. Encore merci !
Site internet : ici.
Illustration : TiGer - Dans tes bras.